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Parution presse

Au-delà de la dalle de béton

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Au-delà de la dalle de béton

Nadia Sahmi en conversation avec Dorota Bielawska

 

Le besoin de nature, de beauté, du contact avec les autres et des besoins différents changeants avec l’âge des humains – selon l’architecte française Nadia Sahmi – c’est sur leur satisfaction que doit se bâtir la qualité de vie d’un être humain. « Même si ce qui est régénérant pour l’un, peut être fatigant pour l’autre, il ne s’agit pas de l’interdire, ou de punir quelqu’un, mais de faire la place à chacun » – dit elle. Consultante en accessibilité, fondatrice d’agence Cogito Ergo Sum et de l’approche Us-Âge, Nadia Sahmi nous explique comment une maison de retraite peut devenir un véritable lieu de vie, un parc urbain un lieu de rencontres spontanées et de relations positives – comment une ligne courbée dans un dessin architectonique peut permettre de cohabiter dans la ville de manière plus pacifique.

Architectura Biznes Pologne

Dorota Bielawska: C’est l’humain qui est au centre de votre intérêt en tant qu’architecte

 

Nadia Sahmi: Oui, c’est l’humain qui est au centre de ma réflexion, mais surtout il devrait être au coeur de tous les sujets. J’ai toujours rêvé de commencer une réunion avec mes confrères architectes, avec des bureaux d’études, tous, que ce soit celui de paysage, des matériaux, de la qualité de l’air, de la résistance, en se levant autour d’une table, en se tenant par les mains, en respirant et en mettant notre cœur en service de l’humain. Je suis sûr qu’à partir de là, on penserait l’architecture autrement. On dessinerait les paysages autrement, les rues, les villes, les parcs, les jardins, les immeubles, des logements, la chambre – du macro jusqu’à la petite cuillère !

DB : Ce n’est pas tout à fait ça qui se passe aujourd’hui.

NS : Aujourd’hui on est dans la fonctionnalité : ça doit marcher. L’objectif est de pouvoir s’assoir, de pouvoir manger, être transporté, prendre un bus, courir, sortir un chien – mais tout ça ce sont des fonctionnalités. Ce n’est pas ce qui nous anime en tant qu’humain. Ce n’est pas ce qui fait de nous un individu qui va être incité à sourire – ou qui va être invité à sourire, alors qu’il a envie de pleurer. L’architecture – et derrière le mot d’architecture je mets l’aménagement du territoire, de la petite filière artisanale de fabrication de chaises, en passant par le bâtiment, la place de l’arbre et de l’oiseau, de l’eau, de l’air, du soleil, de la terre – l’architecture, c’est ce qui vient nous toucher dans nos émotions. C’est ce qui va faire qu’on va être un individu de paix ou de guerre.
DB: Vous dites souvent « architecturer » le lien, ça veut dire rompre l’isolement de l’humain et proposer des aménagements qui l’invitent au mouvement.
NS: Pour moi, on a une responsabilité, très grande responsabilité – nous aménageurs, architectes, penseurs, politiques, décisionnaires – dans ce que nous dessinons. Parce que ce que l’on dessine génère une attitude, un comportement, cela donne envie de se mettre en colère, ou bien cela donne à se respecter, cela donne à respecter l’autre, cela donne envie à se prendre dans les bras ou de se rejeter. Cela donne à se regarder dans les yeux ou à s’éviter. On ne vit pas du tout de la même manière quand on est dans un espace où on se sent mal. Nous sommes autant responsables en tant que bâtisseurs de la santé mentale, émotionnelle, des rapports de l’un à l’autre, envers l’autre – l’autre en étant aussi la nature, l’animal, l’oiseau – que les services sociaux. Et c’est là où on a beaucoup de retard dans le métier.

 

DB : C’est-à-dire ?

 

NS : C’est là où on continue à séparer les ministères, séparer les actions. Typiquement : on crée les lignes budgétaires pour les jeunes, pour les étudiants, pour les adolescents, pour la petite enfance, pour les vieux – on pense toujours à cloisonner les âges, les genres, à cloisonner les riches, les pauvres, à cloisonner la nature, la ville. Dès qu’un animal entre en ville ça fait le buzz en ligne, alors ça ne devrait pas être une exception. Ce « vivre ensemble », en paix, on l’a perdu. Alors, c’est vrai qu’il y a eu toute cette période d’après guerre, quand on a construit vite, parce qu’ il fallait du logement vite. On voit bien que sur tout ce qui est la construction de quartiers d’après guerre, on est sur les choses très droites, très rectilignes, très efficaces, on est sur les immeubles d’habitations fonctionnelles, on est sur les blocks. Mais justement on a perdu la sensibilité, la subtilité, c’est-à-dire, on n’a pas respecté l’humain qui a des besoins primaires qui ne sont pas seulement de manger et boire, mais au delà de respirer, de ressentir, de se sentir, de se regarder, se toucher. La société et l’architecture doivent organiser ces lieux où on se regarde, où on se touche, on se touche du regard, si on ne veut pas se toucher physiquement, on se touche avec les mots, juste en se disant  « merci ».

 

DB : En effet, les lieux comme ça manquent.

 

NS : On va vous dire « regardez, il y a les parcs pour les enfants ». Je vous confirme que ceux qui font le plus la société ce sont des parents d’élèves qui vont chercher leurs enfants à la sortie de l’école et qui vont faire la société dans un petit parc à côté. Ce lieu existe. Est-ce que vous en connaissez beaucoup d’autres? C’est peut être le café, le restaurant. Mais finalement, ce n’est pas spontané. Cela passe par une démarche, mais comment puis-je faire si je n’ai pas envie d’aller au restaurant, faire cette démarche parce qu’elle me coûte, je suis fatiguée.

 

DB : Comment nous pourront faire pour changer cela?

 

NS : Cela passe par les toutes petites choses. Et je suis contente de les voir arriver. Jusque là, je disais «il faut planter les arbres et sous les arbres mettre des assises.» Aujourd’hui on pense à planter les arbres, pas suffisamment encore, mais on pense à planter des arbres. Mais surtout on a commencé à cesser de mettre des bancs. On commence de mettre des chaises. Parce qu’un banc, ça ne vous invite pas à faire société. Un banc vous invite à vous s’assoir en rang d’oignon les uns à côté des autres. Comment vous faites quand vous êtes sur un banc pour parler avec les yeux ? Vous voyez bien que vous êtes obligé de vous contorsionner. Alors que quand on amène trois chaises qui font salon un peu en quinconce, sous un arbre, avec une fontaine à eau pas trop loin, et bien là on va offrir une possibilité de se rencontrer, sans être obligé de consommer, sans être obligé de rentrer dans le système.

 

DB : C’est vrai que l’espace public ne nous invite pas à rester.

 

NS : On invite des gens à se croiser, à être au service des uns par les autres. Je suis une infirmière et je vais m’occuper de cette personne là et dans cet endroit-là, ensuite je rentre chez moi, j’ai fini. Ce n’est pas vivre ensemble, c’est du service. Ça peut être différent : je vous donne un exemple, celui d’une maison de retraite en Suisse. Ce n’est pas la maison de retraite, comme on la connait. Mais le lieu de vie pour les plus anciens. Ils ont tout simplement installé ce lieu de vie au milieu des bureaux. Donc vous imaginez La Défence à Paris ou Wall Street : au milieu des immeubles de bureaux – avec du costume-cravate, avec cette manière d’être très stricte du banquier, du financier, de la réunion – et au milieu de tout ça vous avez un pâté des maisons et nos anciens qui se promènent. Parce que les anciens, ce n’est pas faux, ils ont besoin surtout de voir la vie le jour. Vous voyez que là on est en train de dessiner la société de demain. Je la pense donc au travers des murs, les rues, jardins, mobiliers, j’arrête de faire les lignes droites où des skate boards ou un vélo vont aller très vite, je dessine plutôt des grandes courbes qui amènent, à la fois de la douceur, mais aussi du partage. Parce que cassons la vitesse, et les piétons auront moins peur. Tout le monde sait cohabiter, mais il faut réaménager l’espace de manière à ce que la douceur s’installe, qu’elle s’instaure et qu’elle s’impose. Même si ce qui est régénérant pour l’un, peut être fatigant pour l’autre, il ne s’agit pas de l’interdire, ou punir quelqu’un, mais de faire une place à chacun.

DB: Ce que vous dites me fait penser de la quête d’une «vie bonne» défendant des biens communs, comme le silence, l’accès à l’horizon, le droit d’être vulnérable, le soin fait par la philosophe Cynthia Fleury et le designer Antoine Fenouil dans leurs ouvrage Ce qui ne peut être volé. Ils s’arrêtent sur le mot «bâtir», qui, au départ signifie «habiter», «demeurer», «séjourner». Cela confirme que l’humain, a été au centre de l’architecture naturellement depuis toujours, mais que l’on a, effectivement, oublié cela.

 

NS : Je vous rejoins tout à fait. Le droit au silence, c’est quelque chose pour lequel je travaille énormément. Mais au droit au silence choisi, pas le silence subit. C’est toute la différence. Je dis qu’il faut que nous respections quatre fondamentaux d’un être humain. C’est le besoin de bonté et de beauté, le besoin de nature, le besoin d’un autre être humain. Sans l’autre et sans le regard de l’autre, sans épaule de l’autre, sans le bruit que fait l’autre, je n’existe pas, je tombe en dépression. On sait qu’en France la population souffre de solitude subie. Et enfin, le besoin d’être respecté aussi dans sa pluralité. Je suis plurielle dans mon corps, dans mes saisonnalités – l’été, le printemps, l’automne, l’hiver – mais aussi dans mes âges. D’abords je suis un bébé, après j’ai 10 ans, j’ai 20 ans, 50, 70 ans – donc je n’ai pas des mêmes envies, je n’ai pas de mêmes besoins, pas les mêmes attentes, je n’ai même pas les mêmes opinions. Si ces quatre dimensions sont respectées, quel que soit le projet, que ce soit une mairie, une maison, un lieu de travail, des parcs, des jardins, les quartiers, les villes entières, un être humain va bien. Et quand je dis qu’il va bien, j’extrapole au vivant qui va bien, avec l’oiseau qui retrouve toute sa place, l’insecte, la plante, … parce que, par là-même, on respecte l’écosophie. Et l’humain devient juste un élément d’un ensemble, d’un grand tout.

DB : C’est-à-dire, la ville inclusive, mais plus que de la ville inclusive, vous préférez parler de la ville «solidaire» .

 

NS : Oui, je me méfie des mots comme «inclusive» ou «accessibilité universelle» parce qu’ils ont pris des connotations technocratiques et fonctionnelles. On les a encore détournés de leurs sens premier, donc je vais plutôt chercher des mots nouveaux – ils vont être détournés sûrement un jour, mais j’ai encore un peu de temps. Des mots, comme «vivant», comme «sensible» et ça fait travailler différemment. Quand j’ai fait mes études d’archi, on était tous formés à la fonctionnalité. Ce qui est très beau c’est la nouvelle génération, je les adore, les jeunes d’aujourd’hui, parce que majoritairement, ils veulent tout changer et ils ont envie de travailler autrement. Ils ont envie de vivre autrement, ils ont envie d’environnements différents, plus du tout d’entrer dans le moule que l’on a crée par le passé. Cela est déjà une victoire en soi. J’aime m’occuper du bien-être mental et physique de la personne. À chaque fois quand on m’a donné un sujet d’architecture, j’occupais toute mon attention à ce que la personne assise dans son canapé allait voir au dehors, qui allait lui faire du bien et qui allait faire qu’elle serait ravie tous les soirs en rentrant chez elle, de s’assoir à cet endroit-là, face à cette fenêtre-là qui lui donnerait la vue sur le détail là. Cette perspective, cet arbre, ce détail qui apaise quoi qu’il ait pu se passer dans la journée.

 

DB : On revient à l’humain.

NS : Le vivant. Respecter le vivant, c’est énormément d’empathie, d’écoute. C’est être une maman. Et qu’est ce qui fait le plus de plaisir à une maman qu’un enfant qui rit, enfant qui trouve sa place dans le monde. Ce qui m’anime ce sont les petites joies, ce qui me désespère, c’est la dalle en béton, la dalle en bitume – on a des kilomètres carrés de toitures des centres commerciaux, et on a les kilomètres carrés des parkings, mais au lieu de poser des panneaux solaires au-dessus de ces parkings et de ces toitures, on va raser la forêt, pour les mettre à sa place. Pour faire du bien, entre guillemets, d’abords on détruit. C’est pour faire mieux, nous dit-on, mais il est où le mieux ? On peut faire bien sans détruire.

DB: Comment la concilier cette durabilité avec la mutation permanente de la ville et de la société ?

NS : Je me dis, ça y est, on y est. Je suis trop contente, c’est le bon moment. La société n’est plus figée. Les codes commencent à être déconstruits. On est dans le mouvement. On est en train de rentrer dans cette génération qui est en train de dessiner le printemps de demain. On est cet ensemble d’acteurs qui est en train de dessiner le monde de demain qui vient du monde d’hier. On est en train d’essayer de réparer, résoudre des dizaines et dizaines des problèmes que l’on subit des époques précédentes. Ce n’est pas une critique. On était obligé de passer par un certain nombre d’expériences pour se rendre compte : – ça c’est bien, ça ce n’est pas bien, ça on va le garder, ça on va cesser de le faire. Nos pires ennemis sont les habitudes et ça ne va pas toujours se faire malheureusement en douceur. Les résistances, c’est tout naturel.

DB : Et comment cela se passe avec vous clients ?

NS : Ca dépend complètement des clients que j’ai en face de moi. Déjà, je vais dire plus «la personne» que «le client», parce que, c’est tout d’abord, un être humain. Selon sa sensibilité, selon son écoute, sa capacité à entendre ou pas, ce que j’ai à lui partager, je pourrais aller plus ou moins loin. Mais pour moi si je dépose un grain de sel, c’est déjà gagné. Dix ans plus tard je vais recroiser cette personne et de ce grain de sel il aura fait une salière entière parce qu’elle aura mûri sur ce sujet sur lequel elle n’était pas prête à l’époque.

DB : Merci.

Propos recueillis par : Dorota Bielawska

Illustrations reproduites avec l’aimable autorisation de Nadia Sahmi.

 

Note biographique : Nadia Sahmi, architecte, fondatrice d’agence Cogito Ergo Sum et d’approche Us-Âge (le nom est un jeu des mots : «usage» et «âge»), consultante en accessibilité et qualité de vie et et psychosociologie du bâtiment. Elle a travaillé sur de nombreux chantiers dont ceux de la Philharmonie, la Fondation LV de Paris ou du Louvre Abu Dhabi ; coautrice de Construire pour tous : Accessibilité en architecture – Eyrolles – https://www.nadiasahmi-us-ages.fr/