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Interview

L’accessibilité, un véritable ajout de qualité pour tous

 

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ENTRETIEN AVEC NADIA SAHMI POUR SOFT MAGAZINE

 

Pouvez-vous nous parler de votre parcours et de la manière dont l’accessibilité est devenue centrale dans votre carrière ?

Je suis architecte DPLG [diplômé par le gouvernement, ndlr] et dès le début, l’humain était au coeur de ma réflexion. Ce qui m’intéressait, c’était de concevoir des espaces qui améliorent la qualité de vie. Après mes études, j’ai choisi de tra¬vailler sur un projet d’école pour tous, car pour moi, les absents de l’école étaient les enfants en situation de handicap. À cette époque, dans les années 1992-1993, il n’y avait aucune formation sur ce sujet. J’ai donc décidé de me former en allant à la rencontre des associations et en compre¬nant ce que cela signifiait de mal voir, de ne pas entendre ou d’être en fauteuil rou¬lant. Mon travail d’architecte s’est ainsi naturellement orienté vers l’accessibilité, en étant à l’écoute des besoins réels des habitants.

Comment avez-vous vu évoluer l’accessibilité urbaine depuis vos débuts ?

Il y a eu un immense progrès, même si on est encore loin d’une accessibilité com¬plète. Quand j’ai commencé, il y avait très peu de textes sur l’accessibilité et ils étaient mal appliqués. Par exemple, un sanitaire pouvait être accessible, mais il y avait trois marches pour y accéder. Mon travail a consisté à définir ce que j’appelle la «chaîne de déplacement», c’est-à-dire qu’il ne suffit pas qu’un seul élément soit accessible, mais que tout le parcours le soit, du bâtiment aux abords, en passant par les espaces de stationnement. C’est cette chaîne qui est essentielle à une vraie participation dans la ville. Aujourd’hui, cette notion est intégrée dans la concep¬tion des bâtiments et des espaces publics, mais il reste beaucoup à faire.

Quelles difficultés rencontrez-vous pour rendre la ville réellement inclusive ?

La première difficulté est de répondre à tous les types de handicaps. Par exemple, les rampes sont une bonne solution pour les personnes en fauteuil roulant, mais elles ne sont pas adaptées aux personnes aveugles ou âgées. Il faut donc trouver des compromis, car l’accessibilité universelle, c’est une multitude de petites solutions complémentaires. C’est cette approche que je prône : ne pas chercher une solu¬tion unique, mais identifier les grands dénominateurs communs pour une com¬binaison d’aménagements qui profitent à tous.
« Il faut penser l’accessibilité comme un tout, du domicile jusqu’à la ville. »

Comment élargir cette « chaîne de déplacement » à l’ensemble de la ville et non plus seulement aux bâtiments ?

Il ne suffit pas que l’intérieur des bâtiments soit adapté. Si l’espace public, les trottoirs, les transports ne le sont pas, les personnes handicapées ou âgées se retrouvent confi¬nées chez elles. Il faut donc penser l’acces¬sibilité comme un tout, du domicile jusqu’à la ville. Par exemple, si je peux aménager un appartement accessible, mais qu’une personne âgée ne peut pas se prome¬ner dans un parc ou aller à la mairie, on manque le coeur du sujet. Il ne s’agit pas seulement de construire des rampes ou des ascenseurs, mais de créer une ville dans laquelle chacun peut se déplacer, partici¬per et s’intégrer.

Quel a été votre rôle dans l’organisation des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024 ?

Les JO m’ont contactée pour rédiger le cahier des charges qui allait guider la construction des villages et des sites olym¬piques. L’objectif était que tous les sites soient accessibles, non seulement pour les personnes en situation de handicap, mais aussi qu’ils puissent s’adapter à l’évolution des besoins, comme le vieillissement ou la maladie. Nous avons pensé à des espaces évolutifs, avec des cloisons mobiles pour agrandir une chambre ou créer une ouver¬ture entre les pièces afin de maintenir le lien social.
Ce que cette expérience a permis de révé¬ler, c’est que le handicap pouvait être perçu autrement, notamment à travers l’architecture. Il est possible de créer des dispositifs qui soient à la fois fonctionnels et esthétiques, comme des fauteuils rou¬lants ou des attelles qui deviennent beaux. Le handicap peut générer de l’émotion, et cela réduit le rejet, tout en augmentant la compassion.
Dans les sites comme le Grand Palais ou les villages olympiques, les infrastructures ont été pensées sans difficulté, sans avoir à se battre pour convaincre. Cependant, un des défis reste de pérenniser ces pratiques au-delà des JO, car certaines entreprises ont tendance à considérer ces demandes comme spécifiques à l’événement, sans les reproduire ailleurs. Ce qui a manqué, c’est une approche globale pour former et accompagner durablement.

Quelles sont selon vous les priorités pour les futurs programmes urbains en matière d’accessibilité ?

Nous devons penser de manière systé¬mique. Une ville inclusive, ce n’est pas seulement des bâtiments adaptés, mais une organisation qui prend en compte le vieillissement, les handicaps physiques et mentaux, et même la fatigue ou les mala¬dies. Il faut que chaque projet, qu’il s’agisse d’une promenade dans une forêt ou d’une place en ville, intègre ces notions de len¬teur, de repos, de bien-être. Un cimetière, par exemple, est souvent conçu de manière très malveillante : il n’y a nulle part où s’as¬seoir, se protéger de la pluie ou simplement pleurer. L’accessibilité, c’est aussi respecter ces moments-là, créer des espaces où l’on peut prendre le temps de vivre.

Vous parlez souvent de l’importance des émotions dans l’architecture. Comment cela se traduit-il dans votre travail ?

L’être humain est fondamentalement social. Il a besoin de relation, de contact avec les autres, mais aussi avec la nature. Je crois beaucoup en ce que j’appelle la «biophilie» et la «philocalie». L’humain a besoin d’entendre le chant des oiseaux, de voir des arbres, d’être en contact avec la beauté naturelle et bienveillante. Mais cette beauté ne doit pas être réservée à quelques-uns : elle doit être bienveillante pour chacun, quelle que soit sa différence de corporalité, de sensorialité ou de sen¬sibilité. C’est cette approche inclusive qui permet de sortir de la simple probléma¬tique du handicap. Concevoir une archi¬tecture qui répond à cette diversité, c’est créer des espaces où tout le monde se sentira bien, qu’il soit en fauteuil roulant, malvoyant ou simplement fatigué. Quand on conçoit des espaces totalement béton¬nés, sans vie, sans végétation, on crée de la souffrance.
« Le temps de l’urbanisme est un temps long,et pour les personnes en situation de handicap, c’est insupportable. »

Quels sont les défis à venir pour l’accessibilité ?

Je pense que le plus grand défi est de réus¬sir à convaincre que l’accessibilité n’est pas une contrainte, mais un véritable ajout de qualité pour tous. Trop souvent, elle est perçue comme une obligation coûteuse et peu esthétique. Pourtant, lorsque c’est bien pensé, cela améliore la vie de cha¬cun. L’autre défi est la lenteur des chan¬gements. Le temps de l’urbanisme est un temps long, et pour les personnes en situation de handicap, c’est insuppor¬table. Elles n’ont qu’une vie et ne peuvent pas attendre vingt ans pour que leur ville devienne accessible. Il faut donc accélérer les projets et penser dès maintenant à des solutions évolutives et pérennes.